Chapitre XI
Le repli du vaisseau-Z de la caudale de Di avait été si rapide que toute surveillance des signaux avait été oubliée au profit des priorités d’un vol en catastrophe. Les instruments, cependant, n’étant pas animés d’une telle notion d’urgence, avaient continué d’enregistrer les transmissions jusqu’au moment où le Starbucket avait bondi dans l’espace-tachyon. Sans connaissance ni intervention humaines, les derniers signaux d’Halcyon avaient été chiffrés et programmés directement dans les mémoires des ordinateurs du bord, d’où ils ne furent extraits que bien plus tard, alors que le pêle-mêle d’informations restant était trié par les équipes de recherche au cas où un fragment de renseignement capital aurait été négligé.
Incroyablement, la caméra longue-portée enregistrant la scène sur Halcyon montrait que la vedette jumelle de la « charrette fantôme » avait effectivement trouvé des survivants dans les décombres des fortifications ; pas moins de quatre des douze fantômes avaient été récupérés avant que la séquence enregistrée cesse brusquement. Liam la fit repasser plusieurs fois avant qu’un soupçon croissant le poussât à en examiner plus attentivement certains aspects. Puis il se redressa soudain quand l’image éveilla un fragment de mémoire tout à fait inattendu, qui l’amena à envoyer les bandes pour un traitement supplémentaire afin d’agrandir le détail qui avait suscité son attention. Finalement, satisfait de ce qu’il avait vu, il s’empara de la copie originale et fit détruire toutes les autres. La bande dans sa poche, il quitta le centre de recherches l’air très songeur.
Une demi-heure plus tard, Liam était au département central des archives des Services de Renseignements du Noyau, très occupé à visionner une bobine de microfilm ; de temps en temps, il appuyait sur le bouton qui lui fournissait une reproduction imprimée de ce qu’il voyait sur son écran. Les dernières comparaisons faites, il empocha les copies imprimées et partit sans se presser vers les salles de conférence, où il était déjà en retard pour une réunion.
Il y trouva le demi-cercle de visages plus réceptifs que la première fois. Sinter Pauls, assis derrière un bureau surchargé de dossiers, l’accueillit cordialement.
« Vous vous êtes vraiment surpassé cette fois, Liam ! Il va falloir des mois pour digérer toute l’information que vous avez obtenue d’Halcyon.
— Les mois deviennent précieux, vous savez. Rigon, Zino, le Monde d’Amès, Sette et maintenant Halcyon. Qui seront les suivants ?
— Nous espérions que vous pourriez nous le dire. Vous avez sûrement pu vous faire une idée des plans terriens.
— Je ne peux rien vous dire, sur quelque chose qui n’existe pas.
— Expliquez-vous !
— Les Terriens n’ont pas de plan d’ensemble. Ce n’est pas ce genre de campagne. Ils vont simplement attaquer tous ceux avec qui ils ont une querelle. Si l’on conteste la politique coloniale terrienne, ils crient à l’insurrection. Ils attaquent et commettent quelques atrocités, avec l’intention de faire naître une résistance réelle. Ayant ainsi donné corps à leur histoire d’insurrection, ils font donner la grosse artillerie et ils réduisent en poussière les défenseurs. Cela fait, ils déciment la population planétaire ou stérilisent complètement la planète, et s’en vont chercher querelle à la suivante. »
Sinter Pauls secoua dubitativement la tête.
« Je sais que c’est le tableau apparent, mais la logique profonde m’échappe.
— Parce qu’il n’y a pas de logique profonde. Terra n’attaque pas les territoires du Noyau parce qu’elle a besoin de ces territoires. Elle les attaque parce qu’elle n’aime pas l’opposition collective. Elle préférerait qu’il n’y ait pas de mondes habités dans le Noyau plutôt que de risquer l’essor d’une seconde puissance qui pourrait défier sa domination galactique. Un chien dans un jeu de quilles interstellaire.
— Ça n’a pas de sens.
— Réfléchissez. Terra a toujours été le foyer et la mère de toute la race humaine. Maintenant, en tout sauf en puissance militaire, elle se trouve dépassée par ses rejetons coloniaux. Si les mondes du Noyau avaient formé une Fédération efficace, même la puissance militaire de Terra aurait pu être égalée. Par conséquent, elle éprouve le besoin de diviser et de détruire les forces de l’opposition potentielle. C’est de la paranoïa collective ; la vieille garce refuse de reconnaître les droits à la maturité de ses fils.
— Je crois que vous simplifiez à l’excès. Il doit bien y avoir autre chose.
— Que pensez-vous qu’elle fasse des mondes qu’elle a conquis ? Je vais vous dire ce qu’elle ne fait pas. Elle ne les peuple pas de son propre excès de population, vous savez.
— Je le sais mais je ne comprends pas, avoua Sinter Pauls.
— Elle ne les peuple pas, parce que c’est ainsi que les colonies se sont créées. En deux générations, les Terriens deviennent des coloniaux et les revendications d’indépendance recommencent. Par conséquent, elle ne place sur les mondes conquis qu’une petite garnison militaire. C’est ça qui me dit que la politique de modération et d’apaisement du Noyau n’a rien à voir avec le problème. Ce n’est pas ce que nous sommes ni ce que nous faisons, mais le simple fait que nous existons que Terra ne peut tolérer.
— Je transmettrai vos commentaires au Conseil de Sécurité, Liam. Mais je doute qu’ils influencent beaucoup sa politique. Les mondes jouissant actuellement de la faveur de Terra ne veulent pas faire de vagues.
— C’est illogique, vous savez. Moutons ou agneaux, ils seront mangés quand même. Ceux qu’elle combat importent peu, c’est la lutte en soi qui est importante.
— Merci du point de vue, dit Sinter Pauls, manifestement désireux de changer de sujet. En attendant, il y a encore des formes d’action permises qui sont du ressort des Services de Renseignements du Noyau. Nos chercheurs ont fait un premier examen des informations ramenées d’Halcyon et ils pensent voir comment c’est fait. Ils estiment qu’ils peuvent reproduire le processus pour des objets inanimés d’ici deux ans.
— Quand pourront-ils l’appliquer à des personnes ?
— Impossible de le savoir encore.
— Et produire des moyens de défense ?
— Encore une fois, on ne sait pas, mais quelque chose peut survenir d’autres domaines de recherche.
— Alors je ne me trompais pas en estimant que Terra avait dix ans d’avance ?
— Non.
— Sinter, vous rendez-vous compte du peu de mondes du Noyau qu’il restera dans dix ans ? Trop peu pour former un dernier îlot de résistance contre Terra, même si une méthode peut être mise au point. C’est aujourd’hui que l’action collective s’impose.
— Je suis sans doute personnellement d’accord avec vos arguments, Liam, mais engager à la guerre ne fait pas partie de notre mandat. Nous pouvons conseiller, mais en aucun cas changer la politique.
— Ça ne suffit pas, comprenez-vous ? dit Liam, en examinant les visages de ses auditeurs. Sénateur Anrouse, vous siégez vous-même au Conseil de Sécurité. Ne voyez-vous pas où je veux en venir ?
— Je le vois, Liam, mais j’en connais beaucoup qui ne verront rien. Vous sous-estimez la terrifiante responsabilité de ceux qui doivent prendre de telles décisions. Supposez que vous vous trompiez dans votre estimation des mobiles de Terra ? Avez-vous réellement apporté assez de preuves pour justifier une guerre interplanétaire totale ? De tels arguments doivent convaincre la majorité des territoires du Noyau galactique ou aucun ; parce que si certains suivent cette voie dans l’isolement, ils seront condamnés à la destruction certaine. Et les hommes qui prennent la décision de les y engager seront eux-mêmes complices d’une forme de génocide s’ils se trompent.
— Voilà qui est parler en politicien ! Si Dieu le veut, j’écrirai votre épitaphe : Ci-gît le sénateur qui n’a pas pris de décisions du tout pour la plus impeccable des raisons ! Vous serait-il plus facile de perdre Castalia simplement parce que l’initiative terrienne nous a enlevé la décision des mains ?
— C’est injuste, Liam ! protesta Anrouse avec colère. En dépit de votre analyse, l’activité de Terra dans le Noyau pourrait être légitimement interprétée comme le maintien de l’Empire terrien pour lutter contre l’insurrection. Auquel cas les territoires qui se seront tenus tranquilles n’ont absolument rien à craindre.
— Si vous croyez ça, vous croirez n’importe quoi ! insista Liam sans se troubler. L’étendue de l’ “ insurrection ” d’Halcyon se bornait à tergiverser à propos des conditions du prêt à Terra de trente vaisseaux, à titre de tribut. L’Armée Spatiale d’Halcyon n’avait que vingt-trois vaisseaux à sa disposition ! Ils se sont tenus tranquilles et, pour toute récompense, on les a fait sauter. Si c’est le prix de la légitimité, alors je resterai un hors-la-loi confirmé ! »
Ce soir-là, le sénateur Anrouse reçut une visite inattendue. Liam Liam se présenta à la porte de l’appartement qu’il occupait quand il venait de Castalia et fut immédiatement arrêté par les assistants du sénateur. On le retint dans une petite pièce jusqu’à ce que l’on s’assure du bon vouloir d'Anrouse, qui accepta de recevoir immédiatement Liam.
« Pourquoi ne m’avez-vous pas prévenu, Liam ? Vous vous seriez évité pas mal de discussions.
— Dans mon métier, il n’est pas prudent d’annoncer ses intentions à l’avance, vous savez. »
Anrouse ferma la porte et rebrancha les écrans de sécurité.
« Vous avez sans doute raison. Alors, à quoi devons-nous l’honneur de cette visite ? Vous n’entendez sûrement pas reprendre nos précédentes conversations. »
Liam sourit avec lassitude.
« Guère ! Les pitreries ont leur place mais, sans public, elles perdent leur effet. Je voulais vous montrer ceci. »
Il prit la cassette dans sa poche et la poussa dans le vidéoscope. Anrouse baissa la lumière et regarda l’écran avec attention jusqu’à la fin brutale de la séquence. Puis il se tourna vers Liam.
« La fin du matériel d’Halcyon, je présume. J’ai déjà vu un peu des informations précédentes. Qu’est-ce que ce bout-là a de particulier ?
— Quelque chose que les ordinateurs n’ont pu déduire. Au début, cela m’a échappé aussi. Et puis une petite sonnerie s’est mise à tinter…
— Je ne vois pas… »
Liam rembobina la bande et la fit repasser.
« Je pense que vous n’avez pas été très franc avec moi, sénateur. Je reconnais l’un de ces fantômes, comprenez-vous ? »
Anrouse attendit la fin de la séquence sans un mot, puis il éteignit l’appareil et feuilleta gravement la liasse de photos qu’on lui tendait.
« Me suis-je trompé ? demanda l’agent du Noyau.
— Inutile que je cherche à nier. Vous êtes un vieux bougre perspicace, Liam.
— Dans mon métier, on doit l’être.
— Vous connaissant comme je vous connais, vous n’êtes pas venu ici par intérêt amical. Que voulez-vous ?
— Si vous aviez déjà un agent parmi les guerriers fantômes de Terra, pourquoi ne me l’avez-vous pas dit plus tôt ? »
Anrouse secoua tristement la tête.
« Pour deux principales raisons. Premièrement, aucun système de sécurité n’est absolument sûr. Par conséquent, moins de gens étaient au courant, mieux cela valait. Deuxièmement, s’il a été possible d’infiltrer cette personne dans les commandos fantômes, il n’a pas été possible de l’en faire ressortir ni d’obtenir des renseignements. Le projet est entouré de précautions d’hyper-sécurité terriennes et pour ce qui est du rendement en informations notre exercice a échoué.
— Néanmoins, il pourrait avoir une utilisation très positive. Je sais aussi bien que vous que le Conseil de Sécurité ne va pas se laisser entraîner à des hostilités interplanétaires. Je pense cependant que vos sympathies s’accordent avec les miennes. Mais un conflit plus discret est déjà engagé et c’est ce qui m’amène ici ce soir. Je veux vous persuader de souscrire à la guerre privée de Liam. »